Entraînement de nuit des pigeons voyageurs
Exposition du 17 novembre au 22 décembre 2016

"Les rêves ailés hantent les forêts la nuit" texte de Romain Slocombe (novembre 2016)

 

"J’ai fait la connaissance d’Olivia Clavel à l’automne 1973, à mon entrée à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris qu’elle fréquentait depuis l’année précédente. Olivia ne s’intéressait alors qu’à la bande dessinée. Adolescente, déjà elle faisait le siège des rédactions pour montrer ses planches, que ce soit chez Actuel ou chez Charlie mensuel, dont le rédacteur en chef Georges Wolinski, de guerre lasse, avait finalement consenti à la publier en dépit de son jeune âge (16 ans).

 

Toujours vêtue d’une salopette en jeans et d’un T-shirt, une casquette d’ouvrier posée sur ses cheveux sombres coiffés n’importe comment puis à la garçonne, Olivia venait d’un milieu bohême : son père est le peintre Claude Clavel (1933-2007), ami de Raymond Hains, de Gilles Wollman, de Jacques de Villeglé, de César. Dans les années 1970, l’œuvre de Claude s’orientait vers le travail du fer blanc (le fer play) et des boîtes de conserve, il découpait avec humour des cartes postales Pop-art reprenant les marques de la grande consommation. Sa famille a toujours encouragé Olivia dans sa passion de la BD. Même lorsqu’elle était punie, forcée de garder la chambre, on la laissait lire des albums et lui apportait ses repas sur un plateau. Le jour où elle a rencontré Lulu Larsen aux Beaux-Arts, ce dernier a expliqué son souhait d’apprendre à dessiner des BD. Olivia a rétorqué : « Ça ne s’apprend pas, petit con (1). »

 

 Dès cette époque, le dessin en apparence malhabile d’Olivia Clavel vibrait d’une créativité hallucinante. Ses paysages déformés par le LSD étaient pris de mouvements chaotiques tandis que des yeux poussaient au-dessus de la tête des héros, globes oculaires bordés de cils écarquillés au bout des pédoncules qui les supportaient. Vision périscopique à travers des yeux extérieurs. Une symbolique mystique teintée d’ironie venait investir un univers hérité d’Hergé, où la classique « ligne claire » explosait désormais en un kaléidoscope de lignes ondulatoires ou brisées.

 

Comme ses camarades — les futurs membres du groupe Bazooka —, Olivia réalise en ce début des années 1970 que le milieu des galeries de peinture, à commencer par celles un peu minables entourant l’école et représentant l’environnement naturel des débutants, n’est pas pour eux. L’avenir qu’on nous préparait de petit peintre abstrait ou de professeur de dessin dans quelque établissement banlieusard ou provincial, voilà qui donnait plutôt envie de vomir. Les « résistants graphiques » de Bazooka ne voulaient ni peindre des œuvres uniques destinées aux riches collectionneurs, ni enseigner. La BD les intéressait, l’art aussi ; et ces dessins qui étaient les leurs ils comptaient, à travers la production de masse, Bazooka production, en inonder le monde…

 

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis, tandis que les peintures d’Olivia Clavel nous emmènent dans la multiplicité des mondes ; elles ouvrent toutes grandes les portes de l’esprit. C’est la nuit que les pigeons voyageurs s’entraînent. Flamboyants, ils s’élèvent entre les troncs des arbres bleus qui s’embrassent, copulent en une érotique et ésotérique célébration. Les disparus — Claude le père d’Olivia, sa mère — apparaissent au détour de ces forêts vivantes où se rejoint la création dans son ensemble, pour un éternel recommencement. Cerfs, chats, chouettes, scarabées, pics, oiseaux de feu… Plus besoin de drogues : dans la forêt que survolent des vaisseaux spatiaux extraterrestres et d’où surgissent les rêves — ces pigeons voyageurs se faufilant parmi les branches —, les ampoules électriques qui poussent aux extrémités des feuilles multicolores demeurent perpétuellement allumées dans le cerveau de l’artiste, éclairant ses toiles comme elles éclairent l’essor des rêves ailés."  Romain Slocombe, novembre 2016

 

(1) Anecdote rapportée par Jean Seisser, « Notes retrouvées », in Bazooka / Un regard moderne, p. 6 (Seuil, 2005)

 

 

Né en 1953 dans une famille franco-britannique, Romain Slocombe a été successivement dessinateur de BD, illustrateur, peintre, photographe et vidéaste. Depuis qu’il s’est tourné vers l’écriture, il a publié une vingtaine de romans, dont Monsieur le Commandant (NiL éditions, sélection du Goncourt 2011, prix Nice-Baie des Anges 2012), Première station avant l’abattoir (Le Seuil, prix Mystère de la Critique, prix Arsène Lupin 2014), Avis à mon exécuteur (Robert Laffont, sélection du prix Interallié 2014), et L’Affaire Léon Sadorski (Robert Laffont, sélection du Goncourt 2016).