"Cruelles Féeries"
Exposition du 30 mars au 29 avril 2017

 

 

 

"Le célébrant du Bosphore" par Éric Valz (mars 2017)

 

Alain Lachartre fut un immense DA, un immense patron d’agence (Vue sur la ville), spécialisée dans l’illustration, un grand découvreur de talents. Multi-récompensé par ses pairs, il déploie depuis 2010 son talent d’illustrateur hors-pair et de fabuliste sur sa propre géographie. Aujourd’hui, Alain Lachartre phosphore et dessine. Alain Lachartre phosphore au Bosphore. Depuis toujours.

 

Enfant, c’est dans le détroit du Bosphore qu’il apprend à nager. Et pas n’importe comment : avec un tuba. Sa première appréhension de la mer, c’est le fond en bas, lui en funambule sur le fil de sa respiration, à la lisière de la surface. Alain Lachartre est un homme qui regarde toujours au fond – de la mer, des choses – et la contemplation de ses dessins funambule naturellement entre l’air, l’eau et les profondeurs.

 

Approfondissons : sa mer est peuplée d’îles et de roches flottantes comme les Symplégades à l’entrée du Bosphore. Le regard est alors le vol de la colombe d’Euphème – fils de Poséidon qui, comme nous,  peut traverser son univers sans se mouiller les pieds – qui guide l’Argo dans un système narratif toujours suspendu, sans début, ni fin.

 

Aujourd’hui, Alain Lachartre est remonté à la surface et nous livre « Cruelles féeries », une nouvelle série de dessins, de gouaches et de techniques mixtes. Ici, on se dévore, on s’assassine, on se noie. Une barbarie au traité ludique qui n’hésite pas à saturer de couleur rouge sang la finesse du trait. Et qui expose parfois une fable cruelle d’aujourd’hui comme celle du bateau des migrants, peuplé ici de lémuriens, ces primates dont le cri évoque celui des fantômes. Une cruauté, montrée mais pas citée, qui ne se révèle jamais comme telle.

 

Mais revenons encore au Bosphore, cet ancien isthme recouvert par le Déluge. Et dont les animaux, sauvés par l’arche, peuplent les dessins d’Alain Lachartre. Une iconostase de papier qui cache le divin. Détaillons : les icônes en sont la sirène – Esther Williams  –, le crocodylus niloticus – Sobek, reconnaissable à son couvre-chef, dieu égyptien de l’eau et de la fertilité – et, bien-sûr, la vache c’est à dire Io, la jeune fille aimée de Zeus, transformée en adorable génisse pour échapper à la jalousie d’Hera, qui franchit le passage entre l’occident et l’orient  et donne son nom… au Bosphore, littéralement passage de la vache.

 

En déisis (des dieux aux diacres), on retrouvera le derviche tourneur qui conduit à la tolérance grâce à la richesse intellectuelle, la paume de la main droite tournée vers le ciel pour recueillir la grâce d’Allah, la paume de la main gauche dirigée vers la terre pour l’y répandre. La grâce, ici, est figurée par la baleine bleue. Moins positif sera, en revanche, le cosaque, ennemi des tatars ottomans, mercenaire et pillard des steppes.  

 

Dans cette iconostase encore, les prophètes sont figurés par le lémurien avec ses grands yeux qui reflètent la lumière comme une lanterne magique, et le petit singe qui respire le bonheur. Enfin, les patriarches pères de la civilisation, appartiennent au domaine de l’eau. Ils sont le cachalot et les poissons des profondeurs, reconnaissables à leurs antennes lumineuses qui les guident dans l’abîme du temps.

 

Comment ai-je compris que Lachartre officiait avec les mystères ? La clef de la compréhension de l’œuvre figure dans le dessin du Capricorne – mon propre signe du zodiaque  – qui franchit le détroit du Bosphore, Io sur son dos.

 

J’adore cette turquerie. En Mozart de la mine de plomb, Alain Lachartre nous compose tout à la fois L’Enlèvement du Sérail et sa Marche Turque. De l’Empire ottoman jusqu’au Caucase ! Mais ce n’est pas un rêve d’ailleurs. Les femmes ne sortent pas du bain ou du harem, mais de la mer. L’orientalisme de Lachartre n’est pas celui de Pierre Loti. Esther Williams n’est pas Aziyadé qui suscite un vertige mortel. Alain Lachartre se déjoue de tout vertige sur son fil de funambule entre relativisme culturel et universalisme. Equilibre, certes précaire, qu’il figure souvent dans ses dessins pour animer sa propre cosmogonie. Enfin, s’il n’y a en résumé qu’une phrase à retenir de cette exposition, « Cruelles Fééries », c’est que quand Lachartre phosphore, nous, on Bosphore !

 

Eric Valz

Directeur de la rédaction du magazine Infrarouge