« Oh mon Dieu , c’est impossible, il n’est pas sérieux !» a-t-on pu entendre dire un visiteur qui contemplait l’une des séries récentes de petites gouaches peintes par Jacques Flèchemuller. Au delà de cette exclamation américaine automatique, une telle réaction peut aussi signifier que Flèchemuller n’est pas capable d’être sérieux, et de fait on pourrait dire qu’il n’est pas un être humain sérieux, pas plus qu’un peintre sérieux, au sens le plus littéral .
L’allergie de Flèchemuller au sérieux est la clé pour comprendre la qualité de son œuvre puisque son humour, le style qu’il a choisi (il a un répertoire varié et sauvage), et son coup de pinceau sont toujours en harmonie et en fusion parfaite les uns avec les autres. En même temps il y a dans son œuvre une dichotomie qui pour finir reflète notre monde de manière délicieuse, sérieuse et pertinente : Jacques Flèchemuller est tout sauf un peintre sérieux, et c’est en partie à cause de cela ( parfois au- delà des apparences) que ses tableaux sont de l’art tout ce qu’il y a de sérieux .
L’émergence des séries récentes de gouaches de Flèchemuller au nombre d’environ 150 évoque un parallèle avec la Période Vache de René Magritte , « Cow Period « en anglais, (pas de vaches à l’horizon), période qui en français fait référence à ce qui fut considéré comme la période « trash » de l’artiste, parenthèse d’un an de son œuvre plus « sérieuse ». Magritte lui-même ne pensait pas que ces œuvres fussent moins sérieuses, mais quand il entama cette série de « mauvais » tableaux, leur style cru, leur spontanéité et leur insouciance étaient en avance au moins de trente ans sur leur temps, c’est pourquoi il dut malheureusement abandonner cette expérience. Magritte lui-même était fortement influencé dans ces tableaux par l’irrévérence de certains dessinateurs de bandes dessinées, notamment les auteurs des Pieds Nickelés * (3 chenapans allergiques au travail ). Jacques Flèchemuller est clairement l’héritier de cette lignée d’artistes, et il connaît parfaitement la Période Vache de Magritte et Les Pieds Nickelés. Cependant dans la série de gouaches intitulées « Histoires d’Amour «, il a introduit un élément particulièrement astucieux et audacieux qui fait que ses œuvres s’apparentent absolument aux attitudes et aux modi operandi de l’art le plus contemporain.
Le point de départ de toutes les œuvres de cette série sont les couvertures d’un magazine hebdomadaire français destiné aux femmes qui était très populaire dans les années 50 ! « Nous Deux « était un magazine du type roman-photos avant l’heure qui présenta la particularité, dès 1947 (comme par hasard l’année de la Période Vache de Magritte ) jusqu’en 1971 , de commander des aquarelles pour ses couvertures, pour la plupart à l’artiste italien « Sten » alias Walter Molino. Ces peintures sur la première page du magazine étaient tout à fait remarquables en ce qu’elles n’étaient pas des illustrations en tant que telles, mais qu’elles étaient à elles seules des tableaux narratifs à proprement parler. Elles décrivaient en général un homme et une femme dotés du charme hollywoodien stéréotypé des années 50, les originaux étant habilement peints avec un réalisme mielleux. Molino (comme d’autres artistes qui occasionnellement le remplacèrent) était excessivement rompu à l’expression rapide du réalisme, avec un sens très aigu de l’ombre et de la lumière, de la composition et de la représentation des vêtements et de la chair. Détail intéressant et peut-être ironique, Jacques Flèchemuller est particulièrement doué dans ces domaines, comme en témoignent des décennies de remarquables peintures à l’huile grand format. Cependant, pour réaliser ses "Histoires d’Amour", il a décidé de faire siennes des démarches riches, complexes et contemporaines qui permettent de s’approprier l’art d’autres artistes, le mélange de la reproduction et de l’original et le mariage de différents langages visuels. Il a accompli cela de la manière la plus directe en peignant directement sur la couverture vintage des magazines "Nous Deux", ce qui lui permettait de s’en inspirer, tout en détournant agressivement leur contenu original, pour ne pas dire en le pervertissant.
L’ambiguïté visuelle et technique si appréciée par les peintres contemporains fait ici des ravages puisqu’à moins de posséder une mémoire acérée des couvertures du magazine "Nous Deux", les frontières de la fusion parfaite entre l’aquarelle habile (Nous Deux ) et la gouache « trash » (Flèchemuller) sont étonnamment difficiles à identifier. C’est d’autant plus frappant que Flèchemuller transforme les couples romantiques d’inspiration hollywoodienne en personnages grotesques de bande dessinée qui sont généralement eux mêmes tout sauf ambigus ! Pourtant ils demeurent « œuvres de peintre », davantage que leurs cousins pas si éloignés, les descendants des Pieds Nickelés, des dessinateurs comme Jean-Marc Reiser ou Claire Brétécher parmi de nombreux autres très populaires dans les magazines comme « Fluide Glacial », qui semblent souvent presque s’inspirer au premier degré de dessins obscènes gribouillés sur les murs des toilettes publiques. Les représentations les plus sexuelles des « Histoires d’Amour » de Flèchemuller sont capables de flirter avec l’obscénité avec provocation, mais son répertoire et le contenu foisonnant de cette série sont bien plus riches que cela.
Il est incontestable que de nombreuses études scientifiques ont démontré que le rire est d’un apport bénéfique pour la santé, et que se laisser aller à l’hilarité ne présente absolument aucun danger. Avec « Histoires d’Amour » c’est comme si Flèchemuller avait trouvé la formule magique pour son « fix » quotidien. En utilisant la base de départ des personnages de « Nous Deux » comme nous l’avons vu, il s’attaque joyeusement à leurs têtes tout d’abord, avec une intention primitive et enfantine, les transformant en spécimens de l’humanité grotesques et grimaçants. Les mécanismes sous-jacents du désir et les sous-entendus sexuels suggérés des images originales, sont exposés et mis à nu par les coups de pinceau fiévreux et délibérément crus de Flèchemuller. Les expressions niaises dégoulinantes de désir de la série des personnages transformés par l’artiste se retrouvent attachées à des corps nus et poilus, parfois exhibant des seins et des organes génitaux rouge éclatant. Chez Flèchemuller, une délectation juvénile de la nature bestiale de la sexualité transpire des versions de « Nous Deux » : Il représente des animaux, plus particulièrement des chiens dont les gueules remplacent les têtes humaines. Parfois Flèchemuller arrête de déshabiller ses victimes et considère que le regard démoniaque ou la grimace avide de ses créations enthousiastes se suffisent à eux-mêmes pour se rire de la condition humaine et des désirs pathétiques qui tout à la fois l’alimentent, l’avilissent et en font tout l’intérêt ." - "Anatomie d’un artiste sérieux" par Lockwood Smith, New York, 2016
* Les Pieds Nickelés (expression qui signifie ceux qui sont allergiques au travail ) furent inventés par Louis Forton , et continuèrent après sa mort (1934) grâce à d’autres dessinateurs, notamment René Pellos